Chapter 1 : Women and Girl [Naoko]

Rainbows are visions, and only Illusions and Rainbows have nothing to hide

Depuis une semaine qu'elle était dans le manoir, et autant de temps que le jeu avait commencé, Shade n'avait jamais passé plus d'une heure au même endroit. Elle avait, méthodiquement, commencé à explorer le manoir, notant l'emplacement et les particularités de chaque pièce dans un recoin de son esprit. Sa manie de ne jamais avoir de quoi écrire sous la main lorsqu l'inspiration la saisissait ou que quelque chose l'interpellait l'avait forcée à développer ses facultés de mémorisation au quotidien. Elle était désormais capable de s'y retrouver dans le premier étage et une partie du second. Le seul souci était la manie des pièces de changer de contenu d'une visite à l'autre. Peu à peu, pourtant, elle parvenait à saisir ce qui pourrait expliquer telle illusion. Son esprit s'était trop habitué aux chemins de traverse et raisonnements retors pour se laisser abusé longtemps encore. Quand on peut rendre crédible un meurtre réalisé avec une punaise, on peut saisir comment quelqu'un peut faire croire que ses pièces se baladent dans le bâtiment.
Miss Spider posée au creux de sa main se régalait des caresses que lui prodiguait distraitement la jeune femme. Sans logique aucune, Shade était passée de l'exploration du second étage à celle du quatrième. Elle n'avait pas même jeté un oeil au troisième. Rien que les rires qui lui étaient parvenus alors qu'elle montait les escalires lui avaient tirée une moue écoeurée. Imbéciles. Ils n'auraient sans doute pas l'étoffe pour être autre chose que des figurants, les premières victimes du roman qu'elle comptait créer en ces lieux. Le roman dont elle vérifierait chaque ligne en l'incarnant. Son chef-d'oeuvre, celui qui apporterait la Gloire. Finies, les interviews minables et les procés d'intention. Lorsque tout serait fini, elle serait connue de chacun. Et chacun s'inclinerait sur son passage pour baiser la poussière de ses pas... Sublime. Elle serait l'Idole de l'Amérique, dominerait les imaginations dans le monde entier.

A son aise dans l'atmosphère chargée de menaces du quatrième étage, Shade poussa la lourde porte d'ébène devant laquelle elle se trouvait et se glissa dans l'interstice, furtive. La porte fut refermée dans un doux frottement, alors que Miss Spider faisait une fois de plus montre de son intelligence en grimpant à sa place favorite, l'épaule de l'écrivain. Elle piétina un peu, le temps de se mettre à son aise, puis se figea. Animal et humaine laissèrent glisser leurs yeux sur la pièce alors qu'elles s'avançaient. Contenant son excitation à la vue des hautes étagères lourdement chargées de livres, Shade laissa glisser ses doigts sur les tranches alors qu'elle se dirigeait vers le fond de la pièce. De temps à autre, elle sortait un livre de son rayonnage, l'ouvrant avant de le reposer. De la sorte, elle trouva un lourd stylo-plume qui trouva le chemin de sa poche, et un tournevis cruciforme qui lui tira un lumineux sourire avant qu'elle ne lui fasse rejoindre le stylo. Enfin, elle trouva un livre vierge de toute inscription.
S'en saisissant vivement, Shade se laissa glisser au sol et se mit au travail. Prenant la salle à la bombe comme point d erepère, elle commença à retranscrire sur le papier une sorte de plan grossier, résumant les particularités des pièces dont elle se souvenait en quelques lignes couvertes d'une écriture serrée et alambiquée. Plongée dans son travail, elle laissa couler les minutes, puis les heures, invisible aux regards des rares êtres à pénétrer l'endroit pour en ressortir presqu'aussitôt, en inférieurs qu'ils étaient. Ne pas trop leur en demander. Ils n'étaient guère que des jouets, des pantins destinés à se sacrifier pour elle, à lui donner leur sève et leur vie. Et si l'un d'eux se révélait assez distrayant, bien... Il aurait peut-être droit à une nuit avant de s'effacer dans les limbes de la mort.

Un léger bruit de pas troubla le calme de la rangée d'étagères, et Shade se mit aussitôt sur ses gardes, se relevant avant de laisser courir sur le dos de Miss Spider, l'apaisant autant que la préparant à peut-être terrifier l'intrus. Les yeux d'obsidienne prirent un faux éclat chaleureux avant de se poser sur le visiteur. Pantin ou héros ? Quel rôle aurait la source du bruit dans son oeuvre ?

Non, elle n'avait pas envie de l'aider à retrouver Chibi. Quoi que ce... nom couvre, ça ne vaudrait pas la perte de temps que cela engendrerait. D'un autre côté, cette gosse faisait trop innocente pour être honnête. Elle donnait l'impression d'être parfaitement innocente, mais cette innocence sonnait comme celle de certains vieux de chez elle. L'innocence d'un être qui côtoie l'horreur chaque jour et ne la considère pas comme telle. Oui, c'était ça. Sa question lui donnait l'impression d'être face à une vieille femme atteinte d'Alzheimer. A la différence que la gamine devait avoir seize ans tout au plus... Si elle avait plus, elle avait un sérieux retard de croissance physique en plus de son problème de croissance mental !

_ Tu veux être un support ou un obstacle ?

Dialogue de sourds, bonjour ! Mais Shade ne déciderait de si elle allait l'aider ou non qu'une fois qu'elle aurait sa réponse. Faire quelque chose sans avoir de contrepartie, quelle farce... La réaction de sa vis-à-vis lui donnerait déja une indication quant au rôle qu'elle tiendrait dans son oeuvre. Adjuvante, opposante ? Pantin, ou décor ? Sacrifiée ou immolatrice ? Sûrement pas héroïne, en tout cas. On a jamais vu une enfant s'ériger en symbole à la fois positif et négatif, incarnation d'un monde manichéen où chacun appartient aux deux pôles. Ca, c'est bon pour les adultes, qui oublie l'espoir pour devenir de migons robots à la solde de sa plume et son corps. Pour preuve, aucun de ses amants ne s'offusquait jamais de son comportement. Elle se faisait qualifier de mante religieuse, de veuve noire, de drogue; et dans leurs bouches, ça sonnait comme des compliments. Êtres stupides.

Indifférente, elle se rassit, rassemblant les documents tout en les classant à sa façon. Soit par ordre de non-priorité... Un moyen comme un autre de décourager les esprits curieux. C'est ainsi que les esquisses de Miss Spider se trouvèrent sur le sommet de la pile. Au risque de vexer sa compagne... elle n'était pour l'instant pas une priorité dans l'intrigue. Mais elle passerait sans doute en fin de pile, dés qu'elle aurait trouvé un moyen de l'exploiter. Un fascicule se trouva reconverti en chemise, et le stylo-plume regagna sa poche. Du bout des doigts, elle caressa le tournevis avant de le délaisser, à regret. L'utiliser pour l'instant serait commettre un meurtre; y recourir par la suite serait un service renduà la communauté littéraire. Elle allait créer le premier roman horrifique naturaliste. Il serait impossible de contester qu'elle ait pu peindre la réalité. Peut-être aurait-elle droit au Nobel de littérature, à sa sortie du manoir ?
... Ou pas. Qu'importait, le principal était de se documenter. Et si pour ça il fallait chercher Chibi... bien, elle supporterait.
Shade soupira. Les policiers n'étaient pas vraiment son fort... Hormis les en chair et en os... Bref, mieux valait passer !

_ Tu peux me faire une description détaillée de ton... Chibi ? Sa taille, l'endroit où tu l'as vu la dernière fois ?

Au passage, elle saurait enfin de quoi il s'agissait. Shade sourit avant de se remettre à caresser son araignée qui frémissait de plaisir sous ses doigts et de se saisir d'un livre au hasard. Chance : Tengu, un texte qui lui convenait à merveille. Une apocalypse d'un bout à l'autre. Avec délices, elle plongea dans sa lecture. La môme saurait bien attirer son attention si elle en éprouvait le besoin, elle lui faisait confiance pour cela. Et bien que pour cela… Le cruciforme chauffaiit oucement au contact de sa cuisses, laissant oublier sa fraîcheur première pour se faire plus tentateur. Elle résistait à son emprise... pour l'instant. Aprés tout, l'inspiration vient en s'exerçant, non ?

On lui avait volé ? L'esprit de Shade se mit aussitôt à fonctionner à grande vitesse. On ne volait pas les gens. On les kidnappait, on les effaçait de la réalité. Elle avait dit qu'on lui avait volé. Ce ne pouvait pas être un humain, donc. Parfait, voilà une chose des plus intéressantes. La question d'obstacle et de support ne se posait plus pour l'instant. Elle allait l'aider, découvrir ce qu'était Chibi - pourquoi avait-elle la sensation qu'elle aurait dû savoir ce que ce terme recouvrait ? - et analyser les informations pour découvrir le rôle qu'elle avait dans la hiérarchie, victime ou chasseur. Aprés tout, les gens innocents étaient les pires de tous. Ils croyaient en Dieu, en un paradis qui n'existait pas, en une aprés-mort... Autant de notions pathétiques qui ne constituaient qu'une perte de temps. Le seul être qui compte, c'est soi-même. Les autres ne sont que des outils pour parvenir là où l'on doit - peut - veut - parvenir. Dommage que l'autre ne l'ait pas compris. Dommage que personne en ces lieux, ou presque, ne l'ait compris. Quand on est seul, et que l'on sait que sa solitude est la seule chose à réserver, rien ne nous atteint. Elle était indifférente aux gens, à leurs joies et leurs souffrances. En ce sens, elle était mieux armée qu'eux pour survivre en ces lieux. Ses émotions naturellement glaciales ne se réchaufferaient pas avec un vulgaire bain de sang. Ticky était la clef. De son arrivée en ces lieux comme de son départ - qui se ferait sur ses deux jambes.

Lentement, Shade tourna sa page, laissant ses yeux parcourir les mots. Lire était pour elle un des actes les plus sensuels qui soit. La douceur du papier, la manière dont il se réchauffait à mesure que l'on parcourait lignes et pages, l'odeur caractéristique d'encre et de poussière... Peu de gens y étaient vraiment sensibles. L'Amérique était un pays de barbares qui se prétendaient Sauveurs du Monde Civilisé. Elle préférait encore retourner à la vie sauvage, dans ce cas...

Un sourire calme posé sur ses lèvres, Shade ferma le livre et se redressan tranquillement pour le reposer sur son rayonnage. Par mégarde, elle enclencha un mécanisme et une flêchette jaillit vers elle, qu'elle évita au dernier moment. Son coeur n'avait même pas accéléré, son cerveau n'avait pas produit une once d'adrénaline. C'avait toujours été comme ça. Seules les pires situations l'amenaient à en produire. Et "le pire" constituait pour elle une notion des plus vagues. C'était utile. C'était égal. Elle ne s'en souciait pas.

_ Ce n'est pas mon amie. Nous nous apportons juste une compagnie agréable et utile à l'occasion. A moins que l'on ne considère ce simple fait comme une preuve d'amitié.

Si les araignées pouvaient ronronner, Miss Spider l'aurait fait alors qu'elle se tortillait de plaisir sous les longs doigts habiles à manier a plume et à l'occasion le révolver et le fusil. Il serait intéressant d'en touver un, d'ailleurs. Avec des munitions... Et des cibles mouvantes... Quoique non, ça elle trouverait sans difficultés aucunes... Et un silencieux, ainsi qu'un tromblon... Elle s'en régalait d'avance. Se secouant mentalement, Shade posa ses yeux sombres sur la fille, l'étudiant un instant avant de la dépasser.

_ Okay, je t'aide.